Le déconfinement des signes religieux au travail ? La cohérence s’impose à tous.

Le déconfinement des signes religieux au travail ? La cohérence s’impose à tous.  

L’évolution récente de la jurisprudence rend encore plus difficile pour l’employeur d’imposer une politique de neutralité dans toute l’entreprise. Toute politique de ce type devra nécessairement être cohérente et répondre à un besoin véritable démontré in concreto, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé.

1) La neutralité d’apparence (exclusive) a été invalidée par le tribunal du travail francophone de Bruxelles (affaire de la STIB).

Le 3 mai 2021 le tribunal du travail francophone de Bruxelles a rendu une ordonnance qui a fait beaucoup de bruit, dans une affaire opposition une femme de confession musulmane ayant posé sa candidature à la STIB (ordonnance accessible sur https://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2021/05/jugement-stib-.pdf).

Lors du processus de recrutement de la personne, il a été signalé à celle-ci que, en raison du fait que la STIB assure un service public, les signes religieux ne sont pas autorisés au travail. Toutefois, cette candidate a maintenu qu’elle entendait garder son voile au travail, ce qui a stoppé net la procédure de recrutement.

Cette personne a contesté la décision devant le président du tribunal du travail, en invoquant - avec succès - une discrimination directe fondée sur les convictions religieuses.

La STIB avait notamment invoqué que sa politique de neutralité visait à garantir non seulement une neutralité externe (vis-à-vis du public) mais également une paix sociale au sein de l’entreprise (neutralité interne).

Le tribunal a examiné in concreto comment cette politique de neutralité était appliquée au sein de l’entreprise publique.  Le juge a ainsi considéré que la politique de neutralité pratiquée par la STIB n’est pas cohérente dès lors qu’elle « renferme un contradiction majeure qui sape à la base toute mise en place efficiente » (page 31). En effet, il est notoire que des travailleurs masculins portent une longue barbe pour des raisons d’appartenance religieuse. Or, ceci est accepté par l’entreprise alors que le simple voile est refusé. Dès lors, le juge a considéré que la politique de neutralité n’était pas cohérente et systématique.

Le juge a également retenu que l’imposition d’une obligation de « neutralité exclusive » (neutralité d’apparence impliquant l’absence de tout signe visible) était disproportionnée dès lors que la neutralité de comportement (c.à.d. traiter les usagers de manière égale, quelle que soit la conviction de ces derniers) est la seule obligation du service public. Le fait d’interdire au travailleur de porter un signe religieux en raison d’un code vestimentaire n’est donc pas suffisamment justifié aux yeux du tribunal.

Concernant l’objectif de paix sociale dans l’entreprise, le juge a estimé que la présence d’une menace de perturbations sérieuses dans la vie de l’entreprise n’était pas réellement démontrée. On voit mal, selon le juge, en quoi le port du signe conditionnel empêcherait les collègues de travail de vivre leurs propres convictions paisiblement. Dès lors, l’objectif de paix sociale dissimule un préjugé à l’égard de certaines personnes qui est injustifiable.

2) La Cour de justice de l’UE a précisé les conditions (strictes) que l’entreprise doit respecter pour instaurer une politique de neutralité en son sein, dont le principe n’est pas remis en cause mais qui  suppose une cohérence dans l’application concrète à l’égard des travailleurs.

La Cour de Justice de l’UE avait déjà rendu un arrêt de principe le 14 mars 2017, dans l’affaire G4S, par lequel elle avait considéré que la liberté de l’entreprise permettait à une société privée d’imposer une politique de neutralité à son personnel en contact avec le public (dès lors qu’un code vestimentaire a été prescrit) (C.J.U.E., 14 mars 2017, C 157/15, Achbita). Cette politique est légitime pour autant qu’elle soit appliquée de manière cohérente et systématique (en visant toute forme de conviction). Suite à cet arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour d’appel de Gand (le 12 octobre 2020) a estimé qu’il n’y avait aucune discrimination dans le fait pour la société de gardiennage d’interdire aux employées de confession musulmane de porter le foulard alors qu’elles sont en contact avec les clients.

Le 15 juillet 2021, la Cour de justice de l’UE a été amenée à préciser sa jurisprudence pour délimiter les conditions de la mise en place d’une politique de neutralité au sein de l’entreprise suite à deux affaires jointes (l’une concernant une travailleuse dans une crèche, l’autre une vendeuse dans un magasin).

Dans la seconde affaire - « MH c. MJ » - il était question d’un grand magasin ayant décidé d’introduire une politique de neutralité en vue de prévenir les conflits entre les travailleurs en raison de tensions apparues en son sein. La particularité est que l’entreprise n’interdisait pas tout signe mais uniquement les « signes ostentatoires » (C.J.U.E., 15 juillet  2021, C-804/18 – WABE).

La Cour a estimé que faire une distinction entre les signes ostentatoires et les autres compromettait une politique de neutralité devant être cohérente et systématique.

La Cour a rappelé que la politique de neutralité doit correspondre à un besoin essentiel de l’employeur. Il doit s’agir d’un besoin véritable et démontrable. En l’occurrence, l’entreprise invoquait un besoin de paix sociale au niveau de son personnel. A cet égard, il a été jugé que la nécessité de la mesure devait être prouvée in conreto et répondre au critère de proportionnalité (ce qu’il incombe au juge du fond de vérifier).

3. De l’examen des décisions évoquées, il ressort que l’employeur peut imposer une politique de neutralité si cela répond à un besoin essentiel démontrable in concreto, à condition qu’elle soit cohérente et proportionnée. Ceci peut se concevoir, notamment, lorsqu’un code vestimentaire est imposé pour se présenter à la clientèle.

Toutefois, il semble extrêmement difficile de justifier une neutralité d’apparence pour les travailleurs qui ne sont pas en contact avec la clientèle. Le fait d’invoquer la préservation de la paix sociale entre les travailleurs comme objectif légitime n’est pas chose aisée et suppose en tous cas la preuve de troubles objectifs réels et non de simples craintes (tels qu’un risque de prosélytisme ou une gêne dans les relations sociales).

L’exigence d’un port discret de signes de conviction (notamment religieuse) apparait aux yeux de beaucoup comme une voie moyenne. Néanmoins, l’arrêt du 15 juillet 2021 précité ne semble pas valider cette approche dès lors que la distinction entre signes « non ostentatoires » et signes « ostentatoires » s’avère, aux yeux de la Cour, incompatible avec une approche cohérente et systématique en matière de neutralité. Toutefois, cette jurisprudence manque de pragmatisme, étant donné qu’il faut parfois mettre des limites. L’absence totale de signes de conviction peut difficilement être imposée dans toute l’entreprise (front office comme back office) mais la présence de signes particulièrement ostentatoires n’est pas forcément compatible avec le bon fonctionnement de celle-ci. Le débat doit rester ouvert.

Pierre-Yves MATERNE, senior associate

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